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Lieux d'Éducation Associés à l'IFÉ

Les Lieux d'Éducation Associés à l'IFÉ (léa-IFÉ)

Jeu d'apprentissage et temps de tâtonnement

Henri Louis Go*, Xavier Riondet*, Pierre Gégout* et Nicolas Kœssler**. *Laboratoire Interuniversitaire des Sciences de l’Éducation et de la Communication **Ecole Freinet (académie de Nice)

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Cette contribution s'inscrit dans une problématique du programme LéA intitulée Savoirs, dispositifs, gestes pour désigner à la fois « la place principielle accordée aux savoirs, et signifier leur disposition dans des dispositifs et leur incorporation dans des gestes » (Sensevy, 2011, p.509).

L'équipe du LéA École Freinet (Vence) a travaillé sur cette problématique depuis 2011 dans la perspective générique de faire rencontrer des œuvres aux élèves. Nous nous efforçions, dans le cadre de cette enquête, de penser l'action conjointe sous l'aspect d'une production de jeux d'apprentissage médiés par des dispositifs de transmission de savoirs, des gestes d'enseignement informés par ces savoirs et par une éthique professionnelle spécifique à la pédagogie de cette école[1].

Notre projet était de promouvoir un travail d'équipe – que le statut « LéA » permet d'institutionnaliser – grâce auquel et par lequel nous soumettrions la pédagogie spécifique de l'École Freinet à une question de recherche : l'étude d'ingénieries spécifiques visant à faire rencontrer des œuvres du savoir aux élèves portant principalement sur : Axe 1) les œuvres mathématiques Axe 2) l'articulation d'œuvres musicales et littéraires Axe 3) l'enseignement du plurilinguisme.

Cette recherche s'inscrit dans une perspective d'arrière-plan à plus long terme, dont les objectifs généraux sont les suivants :

i) L’étude collective (professeurs, formateurs et chercheurs) des savoirs pour la réélaboration de certaines des « institutions didactiques » fonctionnant à l’École Freinet (notamment : Recherche mathématique ; Production de textes ; Conférence[2]). L'enjeu de cette réélaboration est de développer les possibilités de « faire rencontrer des œuvres » aux élèves (œuvres mathématiques, œuvres littéraires et musicales...)

ii) L'amélioration de dispositifs et de gestes spécifiques pour les élèves moins avancés ;

iii) La théorisation et la production de la reconstruction d’une forme scolaire plus adéquate au projet démocratique. 

Nous allons montrer que si l'enjeu de la rencontre avec les œuvres consiste à éviter l'écueil de la dégénérescence monumentaliste des savoirs que l'école a tendance à transformer en “étranges bibelots culturels” (Chevallard, 2004), il consiste à éviter en pratique l'écueil de l'assujettissement des élèves à un temps d'objet (Sensevy, 2011). Nous prendrons pour cela l'exemple de notre recherche dans le domaine des mathématiques et sciences[3].

1.  La clause didactique des raisons d'être

Nous avons tenté d'améliorer le lien qui existe entre apprentissages et socialisation scolaire, car les apprentissages impliquent forcément pour les élèves des processus de socialisation. Le souci de soigner ce lien est inhérent à la pédagogie d'Élise et Célestin Freinet, mais nous avons cherché à l'éprouver en renforçant et en enrichissant certains dispositifs didactiques existant à l'École Freinet.

Nous avons travaillé à partir de deux thèses de Chevallard. Voici la première : « une société est faite d’œuvres, c’est-à-dire de constructions humaines visant à apporter réponse à certaines questions, qui sont les raisons d’être de ces œuvres » (Chevallard, 1997). Nous prenons cette assertion de Chevallard comme une clause majeure de l'action didactique que nous pourrions formuler ainsi :

Enseigner, pour un professeur, c'est vouloir transmettre des savoirs scolaires dont l'origine épistémique se trouve inscrite dans des œuvres, situées dans une historicité non seulement des savoirs mais des questions ou des problèmes dont ces savoirs constituent des éléments de réponses. Toute œuvre se caractérisant ainsi par ses raisons d'être, enseigner nécessite de faire comprendre les œuvres par leur raisons d'être. C'est cela que l'on peut appeler de façon générique une rencontre des œuvres.

La deuxième thèse chevallardienne complémentaire à partir de laquelle nous avons réfléchi est la suivante : « entrer dans une société, s’y socialiser, c’est entrer en contact avec les œuvres qui la constituent, et c’est entrer en certaines d’entre elles pour en devenir les acteurs (...). L’entrée d’une personne en une œuvre, qui participe par définition de la socialisation de la personne, contribue du même coup à sa formation, dans la mesure où cette personne se soumet à la discipline de l’œuvre (...). Toute institution est ainsi, de fait, un opérateur d’entrée dans certaines œuvres, et donc un opérateur de socialisation et de formation » (Chevallard, 1997). Ce que dit cette thèse est important à l'heure où l'activisme pour réformer l'enseignement conduit à détacher, à disjoindre même socialisation et savoirs[4]. Freinet a toujours cherché, sans disposer des ressources théoriques actuelles de la didactique, à articuler les apprentissages à des problèmes : le sens de ce que l'on apprend est que cela permet de répondre à des problèmes. Ainsi faisait-il aborder certains savoirs en conduisant ses élèves, à Bar-sur-Loup, hors de l'école, dans ce qu'il appelait le milieu (i.e. l'environnement social). Cette idée du milieu était très intéressante pour “plonger” les savoirs à apprendre, en quelque sorte, dans une situation problématique mais aussi pour les replacer dans le contexte de leur origine sociale, autrement dit dans la réalité.

Nous avons choisi d'enquêter sur une activité existante à l'École Freinet, le jardin potager. Mais le projet du LéA fut d'injecter dans cette activité une plus grande densité didactique qu'elle n'avait jusque là. Toute ingénierie « est le résultat d'une conceptualisation a priori de certains comportements épistémiques » (Sensevy, 2011, p.529), et dans le cas de notre ingénierie il s'agissait de faire vivre aux élèves un rapport à l'activité de jardinage qui imite certains aspects de l'activité agronomique savante, dans laquelle se trouvent impliqués notamment des savoirs géométrico-mathématiques, des savoirs biologiques, etc. Précisons que cette activité (la situation de jardinage, prise comme une méta-catégorie) offre l'avantage de ce que l'on appelle en sciences de l'éducation la “transdisciplinarité”, qui est une caractéristique assez forte de la pédagogie de l'École Freinet[5]. Dans une telle perspective, l'étude entrelace des exercices et des enquêtes, ce que Freinet appelait des « recherches » permettant de pratiquer par exemple ce qu'il appela le « calcul vivant ». Il s'agissait d'étudier les nombres dans des “situations de vie”, qui font un usage spécifique des nombres, principalement des décimaux. Ces nombres ont une fonction quantitative, ils disent combien de : combien de distance, combien de planches, combien de surface, etc. Le dansger d'une telle démarche est de faire percevoir les nombres seulement comme des fonctions pour opérer dans des situations concrètes. Il se trouve qu'existe en arrière-plan épistémologique à l'enseignement des mathématiques à l'école, depuis longtemps, la controverse sur le rapport concret / abstrait. La médiation pédagogique faisant passer l'étude des nombres par la phase concrète risque d'instituer chez les élèves un rapport ambigü aux nombres – qui sont des êtres abstraits –, en pratiquant une pédagogie se voulant réaliste car enracinée dans le donné mais qui ne procèderait ainsi que d'un matérialisme naïf préscientifique (Bachelard, 1953, pp.38-40).

Cela dit, les savoirs en jeu dans l'activité sous forme de problèmes rencontrés “dans la réalité” (par exemple comment compartimenter en rectangles le terrain pour constituer les différentes “planches” à cultiver) rend aux savoirs leur dimension généalogique en les faisant vivre dans des situations sociales. Platon expliquait l'origine de ce qu'il appelait l'activité désintéressée des mathématiques pures (les débuts de l'axiomatique et la forme démonstrative dans les deux domaines de la figure et du nombre) en les rapportant à leur fonction sociale, et en expliquant que leur abstraction n'est que successive à cette origine fonctionnelle pré-théorique des mathématiques “pour le vulgaire” utilisées notamment dans le commerce ou les constructions. Mais le fait de mettre en scène l'activité mathématique dans des activités concrètes permet de construire l'intérêt que les élèves pourront trouver à sa dimension d'idéalité, en se soumettant, cette fois, à la rigueur spécifique de la discipline comme le dit Chevallard.

En outre, dans la pédagogie de Freinet, l'instruction des élèves est envisagée de façon holiste. D'abord, on ne sépare pas l'instruction de l'élève et l'éducation de l'élève, mais ces deux termes ne sont pas non plus considérés comme équivalents – comme si instruire revenait à éduquer. Instruire ne suffit pas éduquer, mais l'éducation n'est pas pensée par Freinet indépendamment de l'instruction. La pédagogie de l'École Freinet prend en charge conjointement instruction et éducation. Cela signifie que les valeurs éducatives percolent dans les jeux d'apprentissage.

2.  L'étude plongée en situation sociale

D'un point de vue didactique, le cas de l'École Freinet est particulier, puisque l'école fonctionne depuis 1935 sur son propre projet éducatif. Pour le dire vite, le projet d'établissement est donc de sauvegarder la pédagogie de cette école. Mais le LéA est une incitation à renforcer les questionnements de l'équipe en place, en lien avec des formateurs et des chercheurs, sur des questions essentielles pour la pédagogie de cette école. Nous nous intéressons notamment au lien entre le tâtonnement expérimental, à la façon de le conduire pour les professeurs, et au fait de faire rencontrer des œuvres aux élèves dans ce type de pédagogie, c'est-à-dire aux gestes d'enseignement pertinents, du point de vue des savoirs en jeu, dans la pratique effective des professeurs.

Le LéA ayant permis de développer les activités liées au jardin potager de l'école, il a permis aux élèves de réfléchir au sens d'une école insérée dans un milieu paysagé qu'il faut entretenir. Ce LéA, depuis 2011, s'intéresse en effet à la façon dont le « calcul vivant » peut être développé dans l'écologie, voire la mésologie de l'École Freinet, c'est-à-dire dans son environnement paysagé : faire s'intéresser les élèves à la vie (au vivant) in situ entre dans ce programme, et les faire pratiquer mathématique et sciences par cette attention portée à l'environnement et par les actions que l'on peut y mener. Cette pratique, en s’appuyant sur la loi du « tâtonnement expérimental » (Freinet, 1994, T1) implique de la part des élèves d’entrer dans une activité d’enquête (Dewey, 1967) et la part prise par les élèves dans l'action conjointe est ici particulièrement importante, et c'est à partir des productions des élèves que le professeur oriente leur activité au fur et à mesure. Cette enquête menée en relation avec l'environnement paysagé de l'école implique de rencontrer quotidiennement des problèmes biologiques, géométriques et plus largement mathématiques.

Parmi les pratiques développées, il y a, par exemple, l'entretien des jardins de l'école, le nourrissement des oiseaux l'hiver en lien avec des interventions de la Ligue de Protection des Oiseaux, l'installation d'un abri à insectes et d'une ruche pour les abeilles, etc. Mais le LéA a consisté en particulier à construire un projet comparatiste entre potager traditionnel et potager en permaculture : l'École Freinet est installée dans un environnement paysagé (un parc d'environ 2ha), qui comprend une partie jardin potager. La culture de ce jardin a lieu dans le cadre des ateliers décloisonnés de l'après-midi, sous la direction de l'ATSEM. Les productions sont consommées à la cantine de midi. La culture du travail propre à l'École Freinet (éducation du travail) se double historiquement d'une culture écologiste (naturisme) que le projet LéA vise à actualiser et contextualiser dans les enjeux actuels de l'environnementalisme. Ce projet veut éduquer les enfants à prendre soin de la vie.

Le tâtonnement, dans ce dispositif, devient pour les enfants une méthodologie consciente : ils apprennent à prendre soin de la terminologie et à utiliser une langue scientifique. Le projet a donc fait l'objet d'une ingénierie précise : comparer le comportement du jardin classique de l'école à un nouveau jardin en butte autofertile qui doit se comporter de manière naturelle. L'enjeu de ce projet est de passer du potager classique au potager écologique. Les premiers critères qui ont été identifiés sont  l'économie d'eau, la culture propre et biologique, l'aménagement le plus naturel possible, l'analyse du sol. La comparaison entre les deux potagers a porté sur les besoins en eau, la fertilité, le rendement. Les notions mathématiques, scientifiques, et techniques rencontrées au fur et à mesure de l'action ont été nombreuses. Par exemple, il y eut le mesurage de parcelles (avec le ruban-mètre), l'arpentage, la distance entre les deux jardins, des situations de calculs sur les notions de partage, divisions euclidiennes, des schématisations (échelle, proportionnalité...), les angles, les polygones, les quadrilatères réguliers, les périmètres, les surfaces, les bandes numériques, de premières notions de trigonométrie.

On le voit, ce qui est central dans la pédagogie de l'École Freinet, c'est l'existence d'ateliers techniques. Le dispositif que nous avons développé a permis de renforcer le sens social de ces ateliers pour contribuer à paysager l'école. Il a également permis de découvrir l'expérience du chantier, d'éprouver la résistance de la réalité, des matériaux, du sol, etc... Lors de cette activité, les élèves travaillent dans diverses directions, par exemple sur les quantités, sur les différences de matière (le bois, le fer...), sur le chiffrage financier aussi. Ils apprennent à concevoir (le plan, les schémas...), à assembler, à fabriquer des coffrages, et aussi à planter en parallèle, à pailler et cartonner... Mais il y a aussi un contenu historique possible à ce travail, lorsqu'ils apprennent le nom des outils (en découvrant le travail des encyclopédistes) et leur évolution ainsi que l'évolution des techniques. La dimension organisationnelle du travail en équipe fait partie de cette approche holiste : définition des responsabilités, partage des tâches, coopération, analyse de situation, et aussi problématisation des situations et recherche de solutions...

De façon générale, le travail quotidien consiste à articuler les situations vécues et leur traduction en outils mathématiques (et réciproquement) disponibles ou nouveaux. Certains savoirs scientifiques sont rencontrés au fil des besoins : l'analyse du sol (par décantation), l'aménagement du sol (son enrichissement et son équilibre), la fonction des vers (le lombricompostage, par exemple), la notion d'hivernage (le rôle des tunnels), la germination (la pratique des semis), la protection du sol contre l'évaporation, l'engrais vert... Des questions telles que : sur sol sableux, quelles cultures, et comment les réussir (comment enrichir le sol) ? Des recherches de graines écologiques et la découverte de réseaux de sauvegarde de plants oubliés comme Kokopelli, des expériences de dégustation et d'identification de saveurs. Mais il faut ajouter que la compréhension des savoirs en jeu dans ces activités, si elle s'appuie sur une dynamique ascendante en fonction des questions que sont amenés à se poser les élèves, passe par des états successifs d'élaboration. Ce qui caractérise cette forme d'étude c'est que les élèves sont régulièrement en situation de devoir réutiliser des capacités précédemment construites en les confrontant à un contexte différent. Cette provocation à l'expérience en quoi consiste le dispositif dont nous parlons implique, de la part du professeur, une conception particulière du temps des apprentissages qui ne peut pas être normé par un temps d'objet de savoirs parfaitement identifiés (comme s'il s'agissait lors d'une leçon classique en classe, par exemple, d'apprendre à calculer l'aire d'un rectangle). Le rythme d'avancée dans un apprentissage doit être régulé par le professeur qui tient compte des problèmes réels que se pose l'élève dans une situation d'action, des capacités que l'étude de ce problème sollicite chez lui, et de leur plus ou moins bonne efficacité dans l'effort de résolution du problème. Parce qu'il est confronté en pratique à une ignorance et à une impotence, l'élève devra faire un détour pour apprendre quelque chose qui lui fait défaut dans cette situation.

3.  Quels gestes d'enseignement pour une temporalité de l'enquête ?

Voyons enfin un peu mieux quel type de professionnalisme implique l'action éducative à l'École Freinet où le temps d'enseignement est essentiellement un temps de l'enquête.

Si la notion du calcul vivant est mise à l'épreuve dans le projet du LéA, nous avons également travaillé sur des situations “exemplaires” de tâtonnement (Freinet, 1994, I), comme par exemple celle d'un élève de CE2 dans le cadre de l'Aide Personnalisée.

Cet élève fut confronté, à l'échelle d'une séance, à un problème rendant nécessaire l'étude d'une œuvre mathématique, la droite[6]. Lors de cette séance, l'élève fait l'expérience du sens de la construction d'une droite, expérience qui devra bien sûr être provoquée à nouveau par la suite. Le contrat consiste ici, dans un premier temps, à essayer d'aligner sur son cahier un troisième point dans l'espace à partir de deux points donnés A et B. C'est une situation ordinaire rencontrée dans l'entretien du jardin potager. Voici d'abord, pour donner un aperçu de notre travail, une ébauche de tableau synoptique de la transcription du film d'étude sur cette activité qui dure une vingtaine de minutes :

 

Tableau synoptique d'un travail individuel de géométrie (en partie) filmé et transcrit

(élève de CE2 en difficulté (No.) dans le cadre de l'aide personnalisée)

« Aligner des points »

Grands épisodes didactiques

Minutage

Tours de parole

Petits épisodes

Une confusion ?

[00:00-01:14]

1-27

  • Lecture de la consigne
  • Que veut dire « aligner » ? Une co-détermination de la signification
  • Désaccord et discussion confuse sur Comment faire ? : No. veut trouver « le milieu », « le centre ». Soupçon d'une confusion

Vérification de la confusion

 

(1ère dévolution)

[01:14-06:45]

27-110

  • Laisser l'élève faire pour vérifier s'il y a ou non confusion
  • No. cherche le centre. Il y a bien confusion
  • Élaboration conjointe d'une réponse correcte à la consigne : A, C et B sont alignés.

Traitement de la confusion par le langage

[06:45-07:12]

110-120

  • Retour sur la confusion en s'appuyant sur la réponse.

1) Un point aligné à deux autres doit-il forcément être « au centre, au milieu » de ces deux points ? Non.

2) Un point aligné à deux autres est-il forcément « entre » ces deux points ? Incertitude de No.

Traitement de la confusion par l'action

 

(2ème dévolution)

[07:12-09:48]

120-138

  • Nouvelle recherche : trouver seul un cas d'alignement de A, B et C tel que C ne soit pas entre A et B.
  • Tâtonnement qui aboutit à refaire ce qui a été fait (+ émergence d'une idée)
  • Intervention de l'observateur

Traitement de la confusion par l'absurde

 

(tester une hypothèse)

[09:48-11:21]

138-164

  • Proposition de solution : « faire un virage »
  • Test de l'hypothèse avec l'enseignant : réfutation de l'hypothèse
  • Institutionnalisation d'une définition négative et d'une définition positive de l'alignement

1) Aligner = qui ne fait pas de virage

2) Aligner = dans le même axe

  • Redémarrage de l'enquête

Traitement de la confusion au tableau

(3ème dévolution)

 

[*passage de la vidéo 1 à la vidéo 2]

[11:21-03:51]*

 

 

164-32'

  • Au tableau, tâtonnement : mise de points aléatoires :

- au dessus de [AB],

- en dessous de [AB],

- sur [AB] (mais plutôt vers A ou vers B, pas au milieu),

- sur une courbe commençant et terminant sur [AB]...

  • Conclusion de No :

1) Ou bien le point est aligné avec A et B et se trouve entre A et B

2) Ou bien le point n'est pas entre A et B mais n'est pas aligné

3) Si le point C est aligné alors il est entre A et B

Traitement de la confusion conjointe

 

(attitude aidante)

[03:51-07:46]

32'-92'

  • Aide du Professeur : observer la règle fixée au tableau elle dépasse [AB].
  • Nouvelle hypothèse : C peut-être derrière A ou derrière B.
  • Test : hypothèse vérifiée deux fois.
  • Conclusion : Le point C peut être aligné avec A et B sans être entre A et B.

Question supplémentaire

[07:46-09:26]

93'-121'

  • Question supplémentaire : Combien y a-t-il de solutions possibles ?
  • Puisque la règle fait 1 mètre, il y a 100 solutions possibles (une par graduation)
  • Et avec un outil plus précis ? Une infinité
  • Mise au propre sur le cahier.

Nous n'avons pas la place de présenter ici une étude significative de cette activité, mais nous pouvons souligner que nous nous sommes particulièrement intéressés à la « dialectique réticence-expression » (Sensevy, 2011, p.390) concernant l'action du professeur. En effet, comme dans les activités d'enquête liées au jardin potager, le professeur va devoir régler l'allure de ses interventions auprès de l'élève. Une grande catégorie de la didactique étant celle de réticence du professeur, Sensevy précise que l'on ne peut penser la réticence d'un professeur à parler, à dire ce qui doit être su (sauf à pratiquer des effets Topaze), sans l'articuler à son activité d'expression. L'attitude de réticence du professeur a une fonction didactique majeure, en lien avec ses choix d'expression qu'il faut toujours analyser dans le contexte de ce qu'est en train de faire l'élève dans un certain milieu et en fonction d'un certain contrat[7]. Par exemple, le professeur va plutôt orienter l'élève vers le contrat en jeu pour qu'il joue le jeu adéquat :

72

[03:47-03:51]

P.

Oui mais toi c'est pas le B que tu devais placer, c'était le C.

No. utilise une règle pour “vérifier” si le point B est aligné avec le point A.

73

03:51

No.

Oui.

 

74

[03:51-03:54]

P.

Le B, il y était déjà. Toi, c'est le C que tu dois placer.

P. montre les points ostensiblement dont il parle avec son crayon.

Mais dans l'attitude d'expression, il peut aussi orienter plutôt l'élève vers le milieu. On le voit dans ce moment où le professeur attire l'attention de l'élève :

164

[11:21-11:35]

P.

Est-ce qu'il faut vraiment qu'il soit entre les deux pour qu'il soit aligné avec A et B ? Oh, déjà je te donne des... je te donne une grosse information, là, quand même, hein + Alors cherche

Interrompant No.

164

[11:35-11:38]

P.

+++

No. recommence à faire mine de tracer d'autres points C sur son cahier.

165

[11:38-11:41]

No.

Comme ça...++ Non...

À lui-même, accompagnant un geste de dessin « en l'air » au dessus de son cahier.

166

[11:41-11:43]

P.

+ Je te laisse encore un peu chercher ++

 

167

[11:43-11:48]

No.

Ah, peut-être que je devrais aller tâtonner au tableau

No. se fait une hypothèse à lui-même

168

[11:48-11:50]

PG

Va tâtonner au tableau, ça sera peut-être plus simple.

 

La réticence du professeur peut également être motivée par une intention de réorienter l'élève vers le contrat, comme dans ce moment de notre séance :

18

[00:49-00:57]

P.

Bon voilà + Tu dois aligner les trois points A, C et B, exactement + Alors + Si + Pour savoir que ces trois points sont alignés qu'est-ce qu'il faut que tu...

 

19

[00:57-00:59]

No.

Une règle + pour mesurer

No. semble assez déterminé

20

[00:59-01:02]

P.

Tu mesures ?

No. et P. parlent en même temps. P. est à la fois dans une retenue d'énonciation et dans l'expression de la surprise

21

No.

Je crois qu'il faut...

22

P.

Tu mesures ? Tu es sûr que tu mesures ?

23

[01:02-01:04]

No.

Bah non, je sais pas il faut....

No. se met à douter

24

P.

Ça veut dire que tu veux connaître la longueur ?

Sensevy propose, lorsque l'on analyse un épisode didactique, de se demander ce qu'aurait pu dire d'autre (ou ne pas dire) le professeur :

 « De fait, d’une manière générale, toute énonciation, quelle que soit sa nature, exprime des choses et en tait d’autres. Donc tout énoncé a un potentiel de réticence et d’expression, qu’on ne peut appréhender qu’en éclairant l’arrière-plan de la transaction. C’est la raison pour laquelle on peut proposer, en TACD, de croiser la dialectique de la réticence et de l’expression avec celle du milieu et du contrat, pour mieux saisir ce qui se joue dans les transactions didactiques, pour mieux les décrire. Je fais l’hypothèse qu'un bon moyen méthodologique de prendre conscience de ce qui est exprimé et de ce qui est tu est de pratiquer ce que nous pourrions appeler des énonciations contrefactuelles (un peu comme je l’ai fait ci-dessus), avec une analyse-invention initiée par une question du type : le professeur s’exprime de cette façon, comment aurait-il pu s’exprimer autrement ? En s’exprimant autrement, comment se serait alors organisé l’entrelacement des deux dialectiques du contrat et du milieu ? L’énonciation contrefactuelle serait alors une sorte d’exemplification virtuelle » Sensevy, 2014)[8].

Brousseau avait imaginé, en didactique, le concept de “temps d'objet”, et avait conçu des ingénieries dans lesquelles ce “temps” ne contraignait plus l'étude. En effet, le temps d'objet découle de l'organisation a priori et « logique » que le professeur a préparé avant ses séances, comme si le savoir enseigné possédait un ordre propre, une logique naturelle qui, bien qu'imposée à l'enfant, est censée être si claire et distincte que l'élève ne peut que le saisir entièrement et le reconnaître comme vrai. Ce qui importe dans cette conception classique de l'enseignement, c'est davantage le découpage du savoir en unités discrètes, l’ordonnancement logique de celles-ci et la clarté de leur exposition que ce qu'en comprend l'élève, celui-ci étant censé tout saisir du seul fait que le savoir a été correctement préparé et exposé. C'est Sensevy qui a théorisé pour la première fois en 2005 – dans une communication qu'il fit au laboratoire DAEST à Bordeaux devant Brousseau lui-même – le passage du temps d'objet à ce qu'il a appelé un “temps de situation”. Il rappelle bien que, dans l'enseignement, le temps d'objet contribue fortement à la production du phénomène de déconcertation cognitive (Sensevy, 2011, pp.320-322).

Nous avons pu construire un nouveau concept au cours de notre recherche, proche de celui de temps de situation ou plus exactement, dans une optique pragmatiste, de temps d'enquête, celui de temps de tâtonnement. Mais nous le présentons ici comme une façon d'agir du professeur. Il s'agit toujours pour nous de chercher à produire une grammaire générique de la pratique professorale spécifique à l'École Freinet. Le temps de tâtonnement est selon nous le temps auquel l'élève est autorisé par le professeur pour mener son enquête proprio motu.

Cela implique à la fois une forte réticence de la part du professeur dans le cadre d'une dévolution suffisante, mais aussi une intelligence topogénétique de sa part lorsqu'il pratique des gestes d'expression en direction de l'élève, quitte à l'encourager à expérimenter des hypothèses qui le conduiront à une impasse. S'agissant d'aligner un point C, donc, voici par exemple ce que déclare l'élève à un moment de son tâtonnement lorsque le professeur décide d'intervenir pour orienter son activité :

112

[06:46-06:49]

P.

Est-ce que ça veut dire qu'il doit forcément être entre les deux points ?

113

[06:49-06:54]

No.

Euh + bah non, pas forcément + il peut être plus près d'un ou plus près de l'autre.

114

[06:54-07:01]

P.

Il pourrait être plus près de l'un ou plus près de l'autre + Oui + Est-ce que ça les empêcherait + Si le C était plus près du B, est-ce que ça l'empêcherait d'être sur la même ligne ?

115

07:02

No.

Non !

116

[07:02-07:05]

P.

Et s'il était plus près du A ++ ça l'empêcherait d'être sur la même ligne ?

117

[07:05-07:07]

No.

Non, justement, ça serait plus facile qu'il soit sur la même ligne.

Ce qui est clair, à ce moment de la réflexion de l'élève, c'est le fait qu'il n'envisage pas que C puisse être ailleurs qu'entre A et B, ailleurs que sur le segment [AB]. Mais plus tard, au cours de son tâtonnement sur l'alignement des points, l'élève essaie de placer un point C “ailleurs” qu'entre A et B, et cela signifie pour lui qu'il décide de ne pas le placer sur le segment  [AB] : il place C entre A et B mais il ne l'aligne pas avec A et B, donc il pense avoir répondu à la sollicitation du professeur : il ne l'a pas placé “entre”. Mais le professeur interviendra alors pour l'amener à constater que C n'est pas “aligné”, et l'élève trouve une solution : il propose de « faire un virage » pour relier ACB...

Ce qui motive les gestes du professeur, son attitude générale de réticence et ses interventions expressives, est la thèse freinetienne selon laquelle l'élève ne peut pas progresser s'il n'a pas lui même prit en grande partie en charge la résolution. Ce qu'il est important de voir ici, c'est qu'un tâtonnement produit des progrès même s'il n'aboutit pas la résolution du problème sur lequel il porte. Or, au stade où nous en sommes dans le cas de séance que nous évoquons, l'élève s'étant laissé guidé par les indications du professeur a bien répondu à l'exercice mais sans en comprendre correctement l'enjeu, du fait d'une série de confusions qu'il faudrait analyser. Par ce renvoi systématique au tâtonnement, le Professeur conduit l'élève à endosser une véritable posture de recherche, seule posture permettant l'apprentissage.

Nous avons isolé cependant chez l'élève un geste de tâtonnement pur en ceci qu'il représente le geste archétypal de l'idée de tâtonnement elle-même : lorsque nous tâtonnons dans le noir pour trouver l'interrupteur ou un objet quelconque nous ne procédons pas autrement que par essais avec nos mains, sur fond d'ignorance. C'est un peu une expérience d'un monde déconstruit, en désordre, tel que le montra Picasso dans sa période cubiste. Mais si nous cherchons, semble-t-il, “à l'aveugle”, nous ne pouvons pas dire dans de telles circonstances nous ne cherchons pas. En effet, cette recherche n'est pas tout à fait mécanique et implique la mobilisation de savoirs. Lorsque No. place un point sur [AB] près de B puis près de A, ce n'est pas qu'il recommence ce qu'il a déjà fait mais qu'il marque les solutions exclues : il dit « Pas là » pour chacune d'elles. Il a un rapport de plus en plus instruit à son problème et l'on voit que sa recherche s'appuie sur une pratique d'auto-correction. Pour l'élève, la tentation était grande de faire résider la solution sur un arc AB (« un virage ») et c'est pour cette raison que par deux fois il traça une telle ligne courbe. Mais cette solution ayant été préalablement réfutée avec le professeur, il l'effaçait en disant : « Ah non, il faut que ce soit aligné ! Aligné ! » Il importait ainsi la définition élaborée plus tôt dans une transaction avec le professeur selon laquelle, des points alignés sont des points « qui ne font pas de virage » ou « qui sont dans le même axe ». C'est parce qu'elle a été construite avec ses propres matériaux que l'élève la maîtrise et l'emploie dans la poursuite de sa recherche.

4.  Quelques mots en guise de conclusion

Nous appelons cette pratique didactique professorale faire rencontrer l'erreur. Le professeur autorise l'élève à expérimenter toutes ses hypothèses, ce qui a pour intérêt de rendre éventuellement l'erreur manifeste et incontestable aux yeux de l'élève lorsqu'il est allé au bout de sa propre logique, ou au contraire de faire surgir l'évidence, à ses yeux, d'un savoir qui va pouvoir être intitutionnalisé.

Le temps est une condition typique des situations de recherche. N'importe quel chercheur sait que les meilleures recherches, les plus fructueuses, les plus intéressantes sont celles qui ont le temps de se faire. Disposer de son temps, prendre le temps de tester, de vérifier des hypothèses, s'autoriser à se tromper, à recommencer sont autant de conditions à l'enquête et au tâtonnement impossibles lorsque le temps est contracté, limité ou déterminé par « la leçon ». C'est pourtant comme cela que toute connaissance, même la plus scientifique, peut avancer. Contrairement à une idée trop largement répandue, la pédagogie d'Élise et Célestin Freinet n'est pas une pédagogie au sein de laquelle le maître est absent, réduit à une fonction d'animateur, d'accompagnateur ou de “guide”. Sa spécificité réside dans le fait qu'il aménage des temps au sein desquels l'enfant n'a d'autre choix que de chercher (sans nécessairement trouver) une solution à un problème.

Le Professeur de l'École Freinet recourt également à des gestes plus classiques comme la correction ou l'institutionnalisation. C'est aussi que nous a permis d'objectiver cette recherche LéA. Cela est d'autant plus vrai lorsque l'élève a manifesté un travail de recherche mais que celui-ci « ne paye pas », et que malgré ses efforts l'élève ne parvient pas à résoudre le problème parce que quelque chose lui fait obstacle. À ce moment là, le Professeur s'autorise à intervenir non pas pour donner la solution à l'élève mais pour l'aider à lever l'obstacle trop lourd pour lui.

5.  Bibliographie

Afeissa, H-S. (2007). Éthique de l'environnement. Nature, valeur, respect. Paris : Vrin.

Bachelard, G. (1953). Le matérialisme rationnel. Paris : PUF.

Freinet, C. (1994, I). Œuvres pédagogiques - Essai de psychologie sensible. Paris : Seuil.

Chevallard, Y. (1997). Questions vives, savoirs moribonds : le problème curriculaire aujourd’hui, Colloque Défendre et transformer l'école pour tous, Marseille, 3,4 et 5 octobre 1997.

Chevallard, Y. (2004). La place des mathématiques vivantes dans l’éducation secondaire : transposition didactique des mathématiques et nouvelle épistémologie scolaire. Université d’été Animath, Saint-Flour (Cantal), 22-27 août 2004, Brochure APMEP, 168, 239-263.

Dewey, J. (1967/1938). Logique : La théorie de l’enquête. (Trad. G. Deledalle). Paris : PUF.

Sensevy, G. (2011). Le sens du savoir. Bruxelles : de Boeck.

 



[1] Cette question du lien entre éthique et didactique est au cœur du nouveau projet LéA École Freinet (2014-2016)

[2] Nous gratifions ces termes d'une majuscule car ce sont des institutions didactiques.

[3] Cette recherche concerne les trois classes de l'École Freinet mais nous n'évoquerons ici que la classe dite des “grands” (CE2-CM1-CM2) conduite par le correspondant LéA Nicolas Kœssler.

[4] Nous pensons au discours sur l'éducation à la citoyenneté et aux dispositifs de toutes sortes imaginés dans cette perspective mais qui sont souvent en apesanteur didactique.

[5] Nous pouvons donc dire que l'École Freinet articule l'exigence didactique à une bienveillance éthique, et c'est ce que nous voudrions étudier dans le nouveau projet LéA (2014-2016) : innover pour une école bienveillante. Cette éthique se veut « environnementale » (Afeissa, 2007) dans une épistémologie continuiste en portant son attention sur l'expérience que l'on fait du monde, des autres, et de soi-même.

[6] Ce cas fait l'objet d'une analyse que développe par ailleurs Gégout.

[7] Nous remercions Gérard Sensevy d'avoir attiré notre attention sur ce caractère décisif du contexte dans lequel se déroule l'action de l'élève, et sur le fait l'action conjointe du professeur se détermine en fonction du donné de cette action. La dialectique réticence-expression se développe elle-même de diverses façons dans le rapport contrat-milieu.

[8] Entretien du 6 octobre 2014 avec Gérard Sensevy à propos de notre analyse.