Evaluation formative et démarches d’investigation en mathématiques, dans le cadre du LéA EvaCoDICE
Après une présentation du contexte général de la recherche, au niveau pluridisciplinaire, nous décrivons le fonctionnement de l’équipe de mathématiques. Nous proposons ensuite une modélisation d’un Enseignement de Mathématiques relevant de l’Investigation (désigné, dans toute la suite par EMI), en prenant d’abord le point de vue de l’élève, ce qui nous conduit à un modèle de l’action scientifique de l’élève, ensuite, celui de l’enseignant(e), ce qui débouche sur un modèle de conception et de mise en œuvre d’un EMI. Le questionnement didactique est ensuite présenté : il porte sur l’introduction du point de vue de l’évaluation dans le milieu du professeur et de l’élève lors d’un EMI. Nous nous interrogeons notamment sur l’évolution, entre la première et la deuxième année du projet de recherche, des outils d’évaluation introduits, ainsi que sur les conséquences de cette évolution concernant les pratiques d’enseignement. Le texte présente ainsi les deux séquences d’EMI, expérimentées dans cinq classes (CM et 6ème). L’accent est mis sur la seconde qui montre une évolution indéniable de ces pratiques, bien que toutes les données recueillies lors des expérimentations n’aient pas encore été analysées à ce jour.
1. Le contexte de la recherche et la méthodologie
Le LéA EvaCoDICE (Evaluation par compétences dans les démarches d’investigation au collège et à l’école ; IFé, 2013) est adossé au projet de recherche européen ASSIST-ME (Assess Inquiry in Science, Technology and Mathematics Education, 2013-2017) qui porte sur l’évaluation par compétences dans les enseignements scientifiques fondés sur les démarches d’investigation, notés ESFI par Grangeat (2013), qui en donne une modélisation (p. 183). Il s’agit de concevoir des méthodes d’évaluation, propices au développement des processus d’investigation dans l’enseignement scientifique. L’objectif est de faire évoluer les pratiques d’enseignement et, par suite, de favoriser les apprentissages des élèves. Ce LéA (ville de Fontaine, académie de Grenoble) permet un travail coopératif entre des enseignants de quatre écoles et deux collèges, des personnels de direction – inspecteurs, conseillers en recherche-développement du rectorat – et une équipe de recherche pluridisciplinaire, constituée de chercheurs (et formateurs) de l’Ecole Supérieure du Professorat et de l’Education, en sciences de l’éducation et en didactique. Cette équipe de recherche permet le lien entre le projet ASSIST-ME et le travail dans le LéA, d’une part, prend en charge l’organisation des journées de travail du LéA, ainsi que la formation relative à certains contenus, comme, par exemple, l’évaluation, la démarche d’investigation. Les disciplines concernées sont les mathématiques, les sciences physiques et chimiques, les sciences de la vie et de la Terre, l’éducation physique et sportive et la technologie. Un des personnels de direction des collèges assure les liens, sur les plans financier et administratif, entre le rectorat et les établissements impliqués, aide à l’organisation des journées de regroupement et pilote la diffusion des résultats auprès des établissements. Très concrètement, l’objectif commun est de concevoir, tester, évaluer, diffuser des outils d’évaluation s’intégrant aux ESFI.
L’équipe pluridisciplinaire a ainsi formulé l’hypothèse générale de la recherche : l’évaluation formative intégrée aux ESFI, par sa fonction régulatrice, peut aider les élèves à disposer de repères sur l’évolution de leurs apprentissages, ces repères leur permettant en retour d’être plus efficaces dans le pilotage de leur démarche et dans l’explicitation des connaissances acquises. Ce que recouvre ici évaluation formative, c’est d’abord, de la part de l’enseignant(e), la communication à l’élève des buts à atteindre ; ce sont aussi les retours de l’enseignant(e) sur l’activité de l’élève permettant à celui-ci de saisir l’écart entre le visé et le réalisé et, par suite, de se mettre en action pour réduire cet écart ; c’est enfin l’implication de l’élève dans sa propre évaluation.
La coopération entre chercheurs et enseignants des collèges et écoles fonctionne à deux niveaux : le premier, pluridisciplinaire, concerne l’équipe complète, le second est disciplinaire. Avant de développer le fonctionnement à ce niveau – en mathématiques – nous décrivons brièvement les modalités du travail coopératif au niveau pluridisciplinaire, sur ces deux premières années du projet (lancé en juin 2012). D’une part, au cours de trois journées de regroupement annuelles, réparties régulièrement sur l’année, l’équipe, dans son ensemble, travaille suivant les principes d’une DI-formation, explicités par Gueudet & Lebaud (2013) : les équipes d’enseignants cherchent à résoudre collectivement un problème professionnel, ici l’intégration de l’évaluation de compétences dans la mise en œuvre de démarches d’investigation, les enseignants participent également à des séances d’investigation sur un problème relevant d’une des disciplines. D’autre part, entre ces journées, des échanges ont lieu par l’intermédiaire d’une plateforme numérique ou en réunions. Lors de la première année, l’objet de travail commun de la première journée est d’abord la caractérisation d’un ESFI, en partant des pratiques des enseignants. La deuxième journée permet de questionner la mise en œuvre de modalités d’évaluation formative au cours de séances de type ESFI. Cette évaluation est présentée comme un moyen d’aider, d’une part les élèves, dans la compréhension et la maîtrise des apprentissages visés, d’autre part les enseignants, dans la conduite de leur enseignement en tenant compte de l’avancée des élèves. L’équipe sélectionne ensuite des outils d’évaluation formative envisageables, compte tenu des pratiques des enseignants, et propose des modalités de mise en œuvre. La troisième journée est consacrée à des échanges sur les séquences d’investigation, intégrant un outil d’évaluation, construites dans les équipes disciplinaires. Lors de la deuxième année, la première journée de regroupement porte sur les moyens d’évaluation formative mis en place dans le cadre des ESFI, la deuxième sur l’autorégulation des apprentissages et l’observation des élèves, la troisième sur l’élaboration des fiches correspondant aux différentes situations d’investigation expérimentées, incluant des outils d’évaluation formative (voir figures 1 et 2).
Au niveau disciplinaire, le travail coopératif a lieu dans des équipes mixtes – enseignants d’écoles et collèges et une chercheure en didactique de la discipline – sur un mode de DI-formation également, lors de réunions spécifiques. La suite du texte se centre sur la recherche au sein de l’équipe de mathématiques. Outre l’auteure de cet article, celle-ci comporte deux enseignants en CM1-CM2 (élèves de 9-10 ans) et quatre professeurs en charge d’une classe de sixième (élèves de 11 ans).
Au cours de la première année du projet, l’équipe de mathématiques met au point une séquence de mathématiques fondée sur l’engagement des élèves dans une démarche d’investigation – ce type d’enseignement est précisé ci-dessous – intégrant un premier outil d’évaluation formative. L’expérimentation de cette séquence a lieu dans deux classes de CM2, l’une étant à double niveau CM1-CM2, et trois classes de 6ème. Seule la séance de démarrage de l’investigation est filmée dans chacune des classes, une caméra sur le(a) professeur(e), une autre sur un groupe d’élèves. Des productions d’élèves sont relevées dans trois classes.
Une première analyse des séances est effectuée par découpage en scènes, en référence à Sensevy (2007) : « Lorsqu’on étudie une séance d’enseignement […] on est frappé par la succession de moments à la fois connexes et clos sur eux-mêmes. Ces moments connexes, qu’on pourrait caractériser comme des “scènes” en suivant la métaphore théâtrale, se délimitent en général par une “entrée en matière”, qui annonce la nouvelle scène et la démarque de la précédente, et par une “conclusion”. » (ibid., p 26). Ces scènes sont analysées suivant le quadruplet (Définir, Dévoluer, Réguler, Institutionnaliser) (ibid.). Le bilan tiré de cette première année aboutit à une modification de la méthode de travail dans le groupe de mathématiques ; bilan et nouvelle méthode sont présentés plus loin.
Une deuxième séquence de mathématiques est travaillée et expérimentée lors de la deuxième année du projet, cette séquence intégrant de nouveaux outils d’évaluation. Nous assistons personnellement à l’intégralité de cette séquence (de quatre à six heures) dans cinq classes (deux classes de CM2 et trois classes de 6ème) et nous réalisons les films correspondants. Des productions sont relevées dans toutes les classes, relativement à l’utilisation des outils d’évaluation élaborés, ainsi qu’à la mise en œuvre.
Notre interrogation porte sur l’évaluation formative comme moyen d’aider les enseignants à rendre efficace, sur le plan des apprentissages – en précisant lesquels – un enseignement de mathématiques fondé sur la mise en investigation des élèves. Dans la suite, nous explicitons d’abord ce que nous entendons par un enseignement de mathématiques fondé sur l’investigation des élèves, en adoptant le point de vue de l’élève, puis celui du(de la) professeur(e).
2. Un enseignement de mathématiques fondé sur l’investigation des élèves (EMI)
2.1 Du côté de l’élève : un modèle d’action scientifique
Un EMI doit permettre aux élèves une authentique pratique scientifique d’expérimentation, de preuve et de communication. Nous en proposons un modèle en quatre catégories (ou blocs) d’actions (Gandit, à paraître) : 1) expérimenter, observer, (in)valider lors d’études de cas judicieusement choisis (bloc Expérimenter) ; 2) conjecturer, en dégageant le généralisable du particulier et prouver la vérité de la conjecture, définir des objets (bloc Généraliser) ; 3) proposer de nouveaux problèmes, induits par les étapes précédentes (bloc Questionner) ; 4) communiquer et débattre scientifiquement de ses résultats (Legrand, 1990) (bloc Communiquer). Dans la suite, ce modèle est nommé le modèle d’action scientifique de l’élève.
Les savoirs en jeu sont relatifs à la pertinence et à la validité des énoncés, la logique, l’heuristique, mais ils sont aussi notionnels, sans que nécessairement, par rapport à un problème donné, on puisse toujours les identifier dans chacune de ces deux catégories.
Les savoirs en jeu dans le problème support de la séquence d’investigation expérimentée lors de la première année, intitulé Le nombre de diagonales d’un polygone, sont ainsi, principalement, savoir qu’on peut simplifier ce problème, choisir d’étudier des cas particuliers ni trop simples, ni trop complexes, savoir découvrir le caractère générique d’un exemple. Mais les élèves doivent également s’approprier rapidement les notions de polygone et de diagonale d’un polygone, à défaut desquelles ils ne peuvent pas s’engager dans des actions des catégories Expérimenter et Généraliser. Nous renvoyons à Gandit (ibid.) pour une analyse didactique de cette séquence.
L’acquisition de ces savoirs par les élèves, à la fois objets et outils, ainsi que leur disponibilité (présence dans le milieu), lance un défi aux enseignants. Il apparaît ainsi nécessaire de négocier un contrat didactique adéquat – au sens où il favorise l’action scientifique de l’élève – au travers de certains types de tâches, ce que nous explicitons ci-dessous.
2.2 Du côté de l’enseignant(e) : un modèle de conception et de mise en œuvre
Du modèle des ESFI, dans leur généralité, proposé par Grangeat, nous reprenons certaines variables, comme la responsabilité des élèves et l’explicitation des savoirs visés par l’enseignant, que nous précisons en mathématiques, et nous en développons d’autres, en référence à d’autres travaux (Giroud, 2011 ; Gandit, Giroud, & Godot, 2011). Ce modèle pour l’enseignant, nous le caractérisons à partir de quatre variables : la problématisation des savoirs (désignée par P ou Problématisation), la richesse du milieu de l’élève relativement à la pratique scientifique (notée M ou Milieu), la dévolution d’une responsabilité scientifique à la classe sur le plan de la démarche et de la communication des résultats (soit R ou Responsabilité), enfin l’explicitation des apprentissages, notamment ceux qui relèvent de la démarche (soit A ou Apprentissage). Nous les précisons ci-dessous (tableau 1) en décrivant des indicateurs de quatre de leurs valeurs, centrés sur le milieu, le contrat et le type de tâches (Pr désigne le(la) professeur(e) et E le ou les élèves) (Gandit, à paraître).
Valeurs de P |
1 |
2 |
3 |
4 |
Indicateurs relatifs au type de tâche et au contrat didactique |
Questions directement en lien avec les savoirs visés ; ni doute, ni incertitude pour E. |
Mise en jeu des savoirs visés au travers de questions explicites, une part de doute et d’incertitude pour E.
|
Une situation pertinente par rapport aux savoirs visés, amenant un questionnement, doute et incertitude pour E. |
|
Pr guide dans la construction des réponses. |
E est amené à problématiser lui-même. |
Valeurs de M |
1 |
2 |
3 |
4 |
Indicateurs liés au milieu de E |
E n’a jamais cherché de problèmes mathématiques. |
E a déjà été confronté à des actions des blocs Expérimenter et Généraliser, mais les connaissances sous-jacentes ne sont pas disponibles. |
E dispose de connaissances nécessaires aux actions des blocs Expérimenter et Généraliser. |
|
|
E dispose des connaissances relatives aux blocs Communiquer et Questionner.
|
Valeurs de R |
1 |
2 |
3 |
4 |
Indicateurs relatifs au contrat didactique |
Pr cadre la progression dans la démarche et (in)valide les avancées, ne favorisant pas les dialogues entre E. |
Pr encourage le travail en groupe, mais cadre l’avancée dans la recherche. |
Pr propose, suivant les besoins, des relances ou étayages, tout en préservant le sens sur le plan épistémologique, sans « tuer » la situation de recherche. |
|
|
E communiquent et débattent scientifiquement de leurs résultats (Pastori, 2013). |
Valeurs de A |
1 |
2 |
3 |
4 |
Indicateurs liés au type de tâche proposé et au contrat didactique |
Pr énonce ses attentes pour la séance. |
Pr explicite et commente les apprentissages en jeu au début de la séance, notamment ceux qui relèvent de l’heuristique. |
Pr fait référence aux apprentissages sur la démarche, au cours de la séance, en explicitant des indicateurs. |
|
|
Pr procède à une institutionnalisation de ces apprentissages |
Tableau 1 – Caractérisation d’un EMI suivant quatre variables
Ces valeurs permettent ainsi d’évaluer une séquence en mathématiques. Une croissance des valeurs de P, R et A nécessite, pour le professeur, un milieu d’autant plus riche sur les plans épistémologique et didactique. Par ailleurs, les descriptions laissent entrevoir la dynamique du jeu didactique comme une suite d’interactions du professeur et des élèves, complètement dépendantes l’une de l’autre, en référence au modèle de l’action didactique conjointe (Sensevy & Mercier, 2007). Les valeurs 3 ou 4 des variables sont celles qui correspondent à un enseignement favorisant l’action scientifique de l’élève. Elles sont visées, non pas pour une séance, mais pour l’ensemble de la séquence, voire de l’enseignement. Pour atteindre ces niveaux, l’enseignant doit parvenir, la plupart du temps, à négocier un contrat didactique adéquat – comme dit plus haut – ce contrat étant complètement dépendant de la richesse du milieu didactique de l’élève concernant la pratique scientifique.
Reprenons l’exemple de la séquence sur Le nombre de diagonales d’un polygone. D’après l’analyse a priori que nous avions développée avec les enseignants (Balacheff, 1988), les valeurs 3 ou 4 pouvaient être atteintes pour les variables Problématisation, Responsabilité et Apprentissage. Concernant cette dernière, plus précisément explicitation des apprentissages, la conception et l’utilisation en classe du premier outil d’évaluation pouvait apporter une aide aux enseignants. Cet outil était une grille, constituée de sept capacités et attitudes afférentes au socle commun de connaissances et de compétences, chacune se situant suivant quatre niveaux : correctement mise en œuvre, mise en œuvre mais avec des manques qui n’oblitèrent pas la démarche, mise en œuvre mais avec des manques qui rendent la démarche non valable, non mise en œuvre. La figure 1 montre son introduction dans une classe, en même temps que l’énoncé du problème.
Figure 1 – Le premier outil d’évaluation utilisé et le texte du problème
Il ressort de l’étude rapportée dans Gandit (à paraître) que l’introduction de la fiche d’évaluation permet à quatre enseignants sur cinq de communiquer aux élèves qu’ils attendent de leur part une activité de recherche (A = 1, pour deux d’entre eux), mais aussi d’expliciter certains savoirs heuristiques (A = 2, pour deux autres). Pour les cinq enseignants, la construction de cette fiche engage à une réflexion sur la pratique scientifique, révélant cependant, dans l’action, des malentendus sur le sens des savoirs relatifs aux catégories Expérimenter et Généraliser. Plusieurs scènes saisies au cours des séances étudiées pointent en effet que les régulations proposées par les enseignants ne favorisent pas l’action scientifique des élèves, par suite ne permettent pas l’apprentissage visé principalement. Ces régulations ramènent à 2 la variable Responsabilité, le milieu de l’élève, pauvre au départ (M = 1) n’est en effet pas suffisamment alimenté grâce à la confrontation aux autres, celle-ci n’étant pas organisée par le(a) professeur(e). Par exemple, des élèves, pourtant motivées, n’ayant pas compris ce que désigne une diagonale d’un polygone passe la majeure partie de la séance à des actions non scientifiques.
3. Un nouveau questionnement didactique
Le bilan de cette première année du projet nous amène à identifier trois moyens pour aider les enseignants à évaluer les productions écrites ou orales des élèves de façon à réguler ensuite leurs actions, de manière pertinente par rapport aux apprentissages.
Avant d’aborder ces trois leviers de changement, nous précisons ce que nous entendons par évaluation et régulation. Il est ici question de l’évaluation de l’élève en tant que mesure du degré de sa réussite par rapport à un objectif d’apprentissage visé dans une séance. Cette mesure peut être effectuée par l’enseignant ou par l’élève lui-même et débouche sur des régulations permettant les apprentissages : « […] pour l’élève, le sens des connaissances dont l’acquisition est formellement observée chez lui, est en fait constitué par l’ensemble des régulations d’action dans lesquelles ces connaissances entrent. » (Brousseau, 1998, p. 301) Ainsi l’enseignant(e) saisit des indices dans les productions orales ou écrites des élèves et ceux-ci amènent les enseignants à modifier leurs pratiques. Trois éléments de ce processus nous semblent essentiels, comme leviers de changement. Le premier est l’interprétation par l’enseignant(e) des données produites par les élèves en cours de séance. Dans le cadre d’un EMI, cette interprétation dépend complètement de sa propre représentation du problème et de la pratique scientifique, mais aussi de la qualité de la préparation sur laquelle il s’appuie (le milieu du(de la) professeur(e)). Le deuxième élément est la manière dont l’enseignant communique cette interprétation, individuellement ou collectivement. Plus cette communication est enrichie en informations par le professeur, moins l’élève reste l’auteur de son action, jusqu’à l’effet Topaze (ibid., p 52), où l’enseignant « dit tout ». Ceci se prolonge dans le troisième point, qui est l’exploitation de cette interprétation en classe, par rapport aux apprentissages visés. La régulation peut ainsi être collective, dans une dialectique de la formulation et de la validation (ibid.). Par exemple, si la séance vise à apprendre à simplifier un problème en traitant des cas particuliers appropriés, desquels on dégage une généralité, le professeur peut renvoyer à toute la classe plusieurs cas particuliers étudiés par les élèves, judicieusement choisis, et organiser un débat scientifique (Legrand, 1990) sur ce qu’ils ont de commun, sur la possibilité d’en dégager une généralité. Toutefois, une telle action de régulation du professeur doit être anticipée, notamment sur le plan du choix des cas particuliers et sur la formulation de la question les prenant en compte. L’évaluation formative est ainsi essentiellement considérée comme un moyen pouvant permettre d’une part, dans le contexte d’une séance, une régulation des actions du professeur et des élèves (négociation du contrat), d’autre part, dans le contexte de la préparation du cours, une anticipation de la séance, par suite une réflexion sur les savoirs en jeu et les actions possibles des élèves.
Revenons aux trois moyens de changement. Tout d’abord, l’explicitation préalable (à la séance) d’indicateurs de l’action scientifique de l’élève (ou de l’absence de celle-ci) dans le contexte du problème choisi, devrait constituer une aide à l’enseignant pour évaluer ce que produit l’élève. Ensuite, une institutionnalisation sur ces indicateurs aiderait également les élèves à initier des actions liées au moins aux blocs Expérimenter et Généraliser. Enfin un troisième moyen de régulation consisterait, pour le(a) professeur(e), à s’appuyer sur des indices d’actions d’élèves du type Expérimenter et Généraliser, saisis dans les productions orales ou écrites, pour organiser au niveau de la classe un débat scientifique. L’objectif d’un tel débat, dans une dialectique de formulation, validation, serait, d’une part, de développer l’action scientifique de l’élève, d’autre part, de rendre visibles des indicateurs de cette action. Dans le même temps, l’animation d’un tel débat – sous réserve qu’il soit anticipé – constituerait une aide à gérer la complexité naturellement introduite par les élèves, lorsqu’ils cherchent.
Ainsi, les trois leviers de changement suggérés, intégrés à une solide analyse préalable de la séquence, peuvent-ils permettre aux enseignants de modifier le couple (contrat, milieu) de manière à favoriser l’action scientifique de l’élève ? Reprenons ces trois leviers : 1) l’introduction d’indicateurs de l’action scientifique de l’élève, à la fois dans la liste des réponses envisagées aux questions posées et dans une fiche d’évaluation destinée aux élèves ; 2) une institutionnalisation sur les savoirs en jeu, explicités par ces indicateurs ; 3) l’organisation (anticipée) de débats scientifiques au cours de la recherche.
4. Une deuxième séquence de type EMI, intégrant d’autres outils d’évaluation
L’équipe de mathématiques prend trois décisions, préalablement à la construction d’une nouvelle séquence d’EMI, pour cette deuxième année. La première concerne l’intégration de ce type de séquence dans la progression annuelle : pour la plupart des enseignants de mathématiques, contrairement aux autres disciplines scientifiques (Gandit & al, 2013), le contexte de la mise en œuvre d’une démarche d’investigation est souvent la recherche d’un « problème ouvert », un peu « à côté de » ce qui se fait habituellement dans la classe. La séquence du Nombre de diagonales d’un polygone en est une illustration. Nous décidons de faire le choix préalable d’un objectif principal d’apprentissage relevant d’une notion mathématique, pouvant ainsi s’intégrer dans les progressions des classes de CM2 et de 6ème. Le choix se porte sur l’écriture des nombres : l’objectif principal, sur le plan notionnel, est de faire comprendre qu’un même nombre peut avoir différentes écritures (fractions, décimales ou non, nombre entier, somme ou différence de fractions et de nombres entiers, écriture à virgule). Il est aussi question de grandeur et de mesure, puisque le problème porte sur une mesure d’aire. Ces deux éléments favorisent ainsi l’intégration de la séquence dans une progression annuelle. A ces deux objectifs concernant la mesure d’une aire et les différentes représentations d’un nombre s’en ajoutent d’autres qui relèvent des catégories Expérimenter, Généraliser et Communiquer du modèle de l’action scientifique de l’élève. Ce sont ces catégories qui servent de support à la construction des grilles d’évaluation, remplies par les élèves eux-mêmes, à la fin de la première et de la deuxième phase (figures 2 et 3). L’introduction de ces fiches à deux moments différents de la séquence est destinée à aider les enseignants à faire des institutionnalisations sur la pratique scientifique et les indicateurs de cette pratique pour l’élève.
Figure 2 – Fiche remplie par l’élève à la fin de la première phase
Figure 3 – Fiche remplie par l’élève à la fin de la deuxième phase
Ces deux fiches sont construites en quatre tableaux, les deux premiers renvoient aux actions des catégories Expérimenter et Questionner, le troisième à la catégorie Généraliser, le dernier à Communiquer. Dans chacun de ces tableaux, quatre valeurs sont proposées, chacune d’elles étant accompagnée d’un indicateur qui s’adresse à l’élève (CM - 6ème).
La deuxième décision est de munir les enseignants d’un document très détaillé de la séquence, soit une solide analyse préalable, avec les documents supports, utiles aux élèves. Une analyse a priori avait été explicitée avec les enseignants concernant la séquence sur Le nombre de diagonales d’un polygone, mais celle-ci comportait trop d’éléments implicites sur le déroulement de la séquence. Le document fourni aux enseignants, concernant cette nouvelle séquence, contient 17 pages. Nous ne pouvons le joindre à ce texte, mais nous en donnons une description et renvoyons à un article ultérieur pour l’analyse didactique des mises en œuvre dans les cinq classes.
Avant de décrire cette séquence, intitulée Le parc, nous précisons que la chercheure de l’équipe va suivre l’intégralité des cinq séquences dans les classes et, ce faisant, va pouvoir faire, avec chaque enseignant, des ajustements.
La séquence Le Parc est découpée en deux grandes parties, la seconde se terminant par une question de réinvestissement direct des connaissances en jeu dans les parties précédentes. Les activités des élèves sont de natures différentes tout au long de la séquence, en relation avec le modèle d’action scientifique de l’élève, mais le problème reste le même, ainsi que son environnement.
La première partie comporte cinq phases. La première phase consiste à présenter le problème, à partir d’une consigne précisée dans le document. Les élèves cherchent seuls ou avec leurs voisins (voir figure 4). Aucune indication n’est donnée concernant la méthode. Du matériel est prévu, notamment plusieurs exemplaires de l’unité d’aire, des ciseaux…
Figure 4 – La fiche donnée au départ aux élèves
La deuxième phase consiste à faire au tableau le bilan de toutes les réponses données par les élèves, sans demander d’argument à ce moment-là. Cette liste est éventuellement complétée par l’enseignant(e), dans le cas où certaines réponses, intéressantes sur le plan de l’apprentissage, n’apparaîtraient pas. Toutes les réponses attendues figurent dans le document fourni aux enseignants, avec les arguments permettant, soit de les valider, soit de prouver qu’elles sont fausses. L’enseignant(e) accorde un temps de réflexion individuelle, pendant lequel chaque élève doit réfléchir aux réponses proposées et se demander s’il est d’accord ou non.
La troisième phase consiste à recueillir les votes des élèves. Pour chacune des réponses, l’élève a le choix entre trois possibilités : « je pense que cette réponse est correcte », « je pense que cette réponse est fausse », « je ne sais pas ou j’ai des doutes concernant cette réponse ». Dans les discussions préalables à la mise en œuvre en classe, plusieurs enseignants ont eu du mal à accepter cette troisième possibilité de vote, à laquelle nous accordons une grande importance. Elle permet en effet de reconnaître aux élèves – les plus nombreux – le droit tout à fait légitime de « ne pas savoir » (Gandit & Demongeot, 2001). Les cinq enseignants ont cependant proposé ce troisième choix lors de l’expérimentation en classe.
La quatrième phase est constituée du débat sur chacune des réponses. L’organisation de ce débat est anticipée dans la préparation (voir figure 5) : le(a) professeur(e) sait dans quel ordre il va traiter chacune des réponses, les élèves doivent se répondre les uns aux autres, avec des arguments mathématiques.
Figure 5 – Un extrait de la préparation fournie aux enseignants, qui montre comment le débat est anticipé
Le débat donne lieu à des raisonnements fins concernant les nombres, dont nous ne donnons qu’un extrait, à titre d’exemple, qui se situe dans une classe de CM2. Un élève a proposé la réponse suivante : « 9 + 10 / 12 = 9,10 ». Une fois établie la décomposition de 9,10 sous la forme 9 + 1 / 10, un autre élève répond que 9 + 10 / 12 ne peut pas être égal à 9,10 parce que 10 / 12 est plus grand que la moitié 6 / 12, alors que 1 / 10 est plus petit que la moitié.
La cinquième phase est constituée de l’institutionnalisation, concernant les différentes écritures de la mesure demandée, mais aussi, par exemple ici, le fait que 10 /12 n’est pas égal à 8 /10. L’analyse préalable prévoit également un retour sur les « compétences » travaillées lors de cette première partie, essentiellement grâce à la fiche présentée ci-dessus (figure 2).
Nous ne développons pas dans ce texte la deuxième partie. Nous précisons seulement qu’il s’agit de réinvestir ce qui vient d’être institutionnalisé en donnant deux écritures différentes de l’aire de chacun des massifs de fleurs, toujours dans la même unité d’aire (et le même contexte, voir figure 4). Les élèves travaillent alors par groupes et chaque groupe doit rédiger une affiche (voir figure 6). L’affiche proposée à la figure 6 montre que ces élèves ont compris l’existence de plusieurs écritures pour un même nombre et la nécessité d’argumenter. Un débat collectif est ensuite organisé à partir de ces affiches.
Figure 6 – Une affiche produite par un groupe d'élèves de CM2
Il est enfin prévu une phase d’exercice qui consiste à déterminer l’aire de la surface totale accessible aux promeneurs, ceux-ci ne marchant pas dans les massifs de fleurs.
5. Conclusion
Les outils d’évaluation introduits dans cette deuxième séquence, Le parc, sont multiples ; il ne s’agit pas seulement des deux fiches d’évaluation (figures 2 et 3). Le retour organisé par le(a) professeur(e) sur chacune des réponses proposées, lors de la première phase, ou sur chacune des affiches, lors de la deuxième phase, est aussi un moyen d’évaluation pour que l’élève puisse se situer. Le débat lui permet ensuite, non seulement de s’exprimer, mais aussi de confronter ses arguments à ceux des autres élèves. C’est un moyen efficace de régulation. Tant qu’un nombre important d’élèves reste dans la case des indécis, l’enseignant(e) poursuit le débat. De ce fait, l’élève est amené(e) à évoluer dans ses apprentissages. Les données recueillies sur cette deuxième séquence, expérimentée dans cinq classes, n’ont pas été analysées précisément, mais, comme nous avons nous-même assisté à toutes ces séances et discuté avec chaque enseignant, nous pouvons dire que les changements dans les pratiques sont importants : les actions de régulation des enseignants sont ici pertinentes par rapport aux apprentissages, elles ne l’étaient pas, la plupart du temps, lors de l’expérimentation sur Le nombre de diagonales d’un polygone.
On peut ainsi déjà conclure, avant toute analyse approfondie des données, sur le fait que les enseignants réussissent, au cours de cette séquence, à modifier le couple (contrat, milieu) de manière à favoriser l’action scientifique de l’élève. Les élèves eux-mêmes saisissent ce changement, devenant très attentifs lorsqu’on leur demande leur avis, ainsi que lors des phases de débat. Il apparaît ainsi, à un premier niveau de conclusion, que les trois leviers mentionnés plus haut montrent une certaine efficacité dans le changement des pratiques visant à une meilleure action scientifique de l’élève. Les indicateurs d’actions scientifiques donnés sur les grilles d’évaluation semblent servir de repères à la fois aux enseignants et aux élèves. La liste des réponses attendues avec argumentation est utilisée par les enseignants. Des institutionnalisations ont lieu sur les savoirs en jeu, mais elles concernent essentiellement les réponses au problème posé. L’organisation (anticipée) de débats scientifiques au cours de la recherche apparaît comme un bon moyen de régulation, favorisant les apprentissages.
6. Bibliographie
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